Hélas ! Petits moutons, que vous êtes heureux !
Vous paissez dans nos champs sans souci, sans alarmes,
Aussitôt aimés qu’amoureux !
On ne vous force point à répandre des larmes ;
Vous ne formez jamais d’inutiles désirs.
Dans vos tranquilles coeurs l’amour suit la nature ;
Sans ressentir ses maux, vous avez ses plaisirs.
L’ambition, l’honneur, l’intérêt, l’imposture,
Qui font tant de maux parmi nous,
Ne se rencontrent point chez vous.
Cependant nous avons la raison pour partage,
Et vous en ignorez l’usage.
Innocents animaux, n’en soyez point jaloux :
Ce n’est pas un grand avantage.
Cette fière raison, dont on fait tant de bruit,
Contre les passions n’est pas un sûr remède :
Un peu de vin la trouble, un enfant la séduit,
Et déchirer un coeur qui l’appelle à son aide
Est tout l’effet qu’elle produit.
Toujours impuissante et sévère,
Elle s’oppose à tout, et ne surmonte rien.
Sous la garde de votre chien,
Vous devez beaucoup moins redouter la colère
Des loups cruels et ravissants
Que, sous l’autorité d’une telle chimère,
Nous ne devons craindre nos sens.
Ne vaudrait-il pas mieux vivre comme vous faites,
Dans une douce oisiveté ?
Ne vaudrait-il pas mieux être comme vous êtes,
Dans une heureuse obscurité,
Que d’avoir, sans tranquillité,
Des richesses, de la naissance,
De l’esprit et de la beauté ?
Ces prétendus trésors, dont on fait vanité,
Valent moins que votre indolence.
Ils nous livrent sans cesse à des soins criminels ;
Par eux plus d’un remords nous ronge.
Nous voulons les rendre éternels,
Sans songer qu’eux et nous passerons comme un songe.
Il n’est, dans ce vaste univers,
Rien d’assuré, rien de solide :
Des choses d’ici-bas la fortune décide
Selon ses caprices divers.
Tout l’effort de notre prudence
Ne peut nous dérober au moindre de ses coups.
Paissez, moutons, paissez sans règle et sans science :
Malgré la trompeuse apparence,
Vous êtes plus heureux et plus sages que nous.